Je m’appelle Wendy, j’ai 27 ans et j’ai peur du noir. J’ai peur de l’enfermement. Quand je suis dans le noir, je vois beaucoup de choses. Je vois des scènes atroces. Quand je suis enfermée, confinée, je revis une période de mon enfance.
Insomnie, crise de panique, dépression. Depuis plus de deux mois, je fais les mêmes rêves étranges et pénétrants.
L’enfermement, je l’ai connu dans mon enfance. Je n’ai jamais été au Pénitencier mais je pense que je sais ce que vivent les prisonniers là bas.
Comment vivre des jours, des semaines, des mois, des années enfermée dans une pièce, dans une maison?
J’ai voulu jouer à cache-cache avec mes amis dans le quartier. Jouer à la marelle comme toutes les petites filles. J’ai voulu regarder les étoiles dans le ciel, la nuit tombant, et penser au père Noël.
Enfance bouleversée, enfance blessée!
Je wè bouch pe.
Pendant 20 ans, nous avons du faire silence sur une période de notre vie. Ce n’était pas que moi, il y avait bien mon frère Marc et ma soeur Elisabeth.
Le mutisme, nous l’avons appris dès notre très jeune âge. Il ne fallait pas raconter à nos amis ni au voisinage que nous avions connu La Bannière, Dread Wilmé, Evens Ti kouto et les autres. Tous les chefs de la vie à Cité Soleil ; ce sont eux qui détenaient la manette de chaque vie là-bas. Enfants, on aimait bien dire cette phrase « Chèf lavi a ! ».
Il ne fallait pas raconter au voisinage les flots de sang que nous avions vus. Il ne fallait surtout pas raconter au voisinage les histoires qui se cachent derrière les mûrs troués de la petite maison de ma mère.
À chaque trou son histoire.
Il faillait tout oublier. Tout.
Pourtant, je me souviens encore de Junie, de son trou à elle. Junie était la meilleure amie de ma mère à l’époque. Un jour, sur la galerie de la petite maison, une balle lui est passée juste au dessus de la tête.
Mais ici les blessures, les douleurs, on ne les partage pas.
Il faut que tu apprennes à les avaler petite ! Comme nos mères nous ont appris à avaler nos pleurs ! Bwè kriye w la ban m ! Vale l !
Ici, la dépression c’est pour les riches, les blancs !
En août 2002, ma famille a dû subitement laisser la maison pour se réfugier à Martissant 23. Un autre quartier populaire de Port-au-Prince. Laisser sa maison avec tous ses souvenirs, ses acquis, ses espérances, c’est laisser une part de soi enfermée, enfouie dans le temps.
Encore dans mes souvenirs, il y a ce monsieur que j’ai vu brûlé vif devant une église à Martissant 23, non loin de notre nouvelle maison. Martyrisé, arraché avec une machette et déchiqueté. Ce fût un choc pour moi, ce jour là. Je n’osais pas en parler à ma mère, ne voulant pas qu’elle me blâme d’avoir laissé la maison sans qu’elle ne le sache.
Seize ans plus tard, mon ami-camarade Fabrice vient d’être assassiné à coup de machettes et de pierres. Depuis ce jour, j’arrive à mettre un visage sur cet homme que j’ai vu déchiqueté devant l’église à Martissant. Depuis ce jour, je rêve de ce monsieur, tous les soirs.
Ici, tu es une proie. Tu peux te faire avaler soit par un chef de la vie ou par des hommes. Dans tous les sens du terme ! Je garde aussi enfouis des histoires et souvenirs de viol et d’agression.
Comment vivre avec ses traumatismes, ses douleurs et ses peurs ? Comment se libérer de ses démons ?
Il y a de ces douleurs qui ne nous quittent jamais.
Cette série d’autoportraits est une quête intime. Elle parle de violence. Et montre comment cette dernière peut laisser ses traces, ses empreintes sur la vie des gens. Ces multiples traumatismes dont je souffre ont beaucoup influencé ma façon de voir le monde et mon rapport avec l’autre. Cette série peint ma réalité mais celle de beaucoup de familles ayant vécu dans les quartiers populaires. Elle évoque aussi les moeurs de la population haïtienne et cette culture du silence ! Chez nous, les gens gardent le silence sur tout ; les choses qu’ils voient ; les choses qu’ils ont vécues. Pour éviter le regard dédaigneux et stéréotypé des autres, pour éviter d’être pointés du doigt. Dans ce travail, mon corps apparaît comme un actant très important, étant le lieu qui garde toutes ces douleurs.
J’accorde une grande importance aux détails, car ce sont ceux qui restent les plus vifs dans mes souvenirs. Cette part d’ombre en moi, je la présente en noir et blanc, contrastée. De plus, j’utilise la technique du photo-collage en superposition afin d’arriver à extérioriser mes émotions et amener le spectateur vers mon ressenti. Cette technique est pour moi cette forme qui me permet d’exprimer ce que je n’arrive pas à traduire par ma parole.
Wendy Desert est une photographe et réalisatrice haïtienne. Diplômée du Ciné Institute de Jacmel, elle a réalisé plusieurs courts métrages dont « 3 Jou/3 days », « Pain Quotidien », « La lettre » qui ont été projetés dans des festivals et événements tant en Haïti qu’à l’international. Elle réalise également des vidéo-clips et des publicités. Depuis 2015, elle travaille au sein de l’équipe du Centre d’Art de Port-au-Prince. Elle a également fondé l’association SineNouvèl et dirige le festival international du film « Nouvelles Vues Haïti ».